Nous sommes dans le domaine des symboles. Il est bien évident que la bataille pour l’égalité réelle entre femmes et hommes passe par des mesures énergiques concrètes, que la droite majoritaire refuse obstinément de soutenir, en faveur de l’égalité des salaires et des retraites, du renforcement des services publics, en particulier dans les domaines de l’éducation et des soins, et de la lutte effective contre les violences faites aux femmes.

Mais les symboles ont toute leur importance, ne serait-ce que parce que les femmes de ce canton réalisent tous les jours en parcourant nos rues que leurs mères, grand-mères, arrière-grand-mères, etc., n’ont laissé pratiquement aucune trace dans la mémoire officielle. Les partisans du statu quo ne se soucient guère de leur infliger cette violence symbolique quotidienne, qui s’ajoute à tant d’autres.

Privilèges de genre et privilèges sociaux

L’instrumentalisation politique de l’espace public n’est pas seulement genrée. Elle est aussi sociale et explique l’effacement d’un grand nombre de personnalités issues des couches populaires, souvent des femmes d’ailleurs, de la mémoire publique. En revanche, un homme de presque chaque famille patricienne de ce canton a donné son nom à une place ou à une rue, alors que nombre d’entre eux ne s’étaient donné que la peine de bien naître.

Pire encore, plusieurs rues de Genève portent des noms d’hommes ayant défendu ouvertement des idées racistes comme Carl Vogt, Eugène Pittard Émile Yung ou Alfred Bertrand, voire franchement colonialistes ou profascistes, comme René-Louis Piachaud ou Giuseppe Motta.

Des arguments fallacieux en 2022 comme en 1903…

Derrière des arguties de convenance, les pétitionnaires entendent porter un coup au mouvement féministe. En effet, le Conseil administratif de la Ville et la Commission de nomenclature cantonale ont répondu dans le détail à une série d’objections «techniques»: les services d’urgence sont tenus au courant; les changements d’adresse individuels sont automatisés dans toutes les bases de données officielles; l’ancien nom de la rue reste indiqué au-dessous du nouveau; la poste fait suivre le courrier à la nouvelle adresse pendant une année.

Cette pétition rappelle un combat d’arrière-garde vieux de 99 ans, contre le changement de nom du boulevard de Plainpalais, que le Conseil administratif avait renommé boulevard Georges-Favon. Une pétition de commerçants avait alors demandé aux autorités d’y renoncer. Le Journal de Genève la soutenait ainsi: «Le préjudice qui en résulterait pour les négociants de ce long boulevard serait considérable, et un grand nombre d’entre eux ne peuvent admettre que tous les efforts faits ces dernières années pour qu’on connaisse aujourd’hui à Genève et à l’étranger leur maison et leur adresse soient compromis d’un seul coup».

Pour la droite unanime: les rues refléter l’image du pouvoir

Dans ses mémoires, publiées en 1968, l’ancien conseiller d’État libéral Albert Picot évoquait l’attitude de son oncle, le notaire Henri Picot, dont l’étude était sise au boulevard de Plainpalais et qui avait obstinément refusé de changer l’en-tête de son papier à lettres. Pensez donc! Donner le nom d’un boulevard à un politicien radical qui avait prononcé le premier discours du premier mai à Genève en 1890, protesté contre l’expulsion du savant anarchiste Pierre Kropotkine par Gustave Ador et qui correspondait avec Paule Minck, une réfugiée de la Commune de Paris à Genève!

Pour conclure, ce texte va à l’encontre d’une décision du Grand Conseil, adoptée le 7 juin 2019, par 46 OUI, contre 5 NON et 24 abstentions, de soutenir la motion 2536 visant à renommer, dans un délai de trois ans, au moins cent rues ou places de notre canton avec des noms de personnalités féminines ayant marqué l’histoire genevoise.

Jean Batou